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Un jour tamisé filtrait à travers les vitres fumées quand Reith s’éveilla. Immobile sur le lit étranger, il s’efforça de renouer les fils épars de son destin. Il lui eût été difficile de ne pas éprouver un profond découragement. Le pays de Cath, où il avait espéré trouver une civilisation aimable, peut-être même de l’aide, était à peine moins féroce que la steppe d’Aman. Quelle folie que d’espérer pouvoir fabriquer un astronef à Settra !

Il se dressa sur sa couche. Il avait connu l’horreur, la douleur, la déception, mais il avait également eu des moments de triomphe et d’espoir, et même quelques rares instants de joie. S’il devait mourir demain – ou dans douze jours après les « Douze Touches » – il aurait n’importe comment vécu une vie miraculeuse. Eh bien soit ! Il tenterait le sort. Helsse avait prédit qu’il quitterait Cath. L’aide de camp de Cizante avait déchiffré l’avenir – ou la personnalité – du Terrien avec une perspicacité dont celui-ci était incapable.

Tout en prenant le petit déjeuner, il relata à Traz et à Anacho les événements de la soirée. L’Homme-Dirdir les trouva inquiétants.

— Nous avons affaire, dit-il, à une société insensée qui ne se maintient que grâce à son formalisme, tout comme un œuf pourri enfermé dans sa coquille. Quels que soient tes desseins – et il y a des moments où je me demande si tu n’es pas encore plus fou que tous les Yao réunis – ce n’est pas ici que tu les réaliseras.

— J’en conviens.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Traz.

— J’ai un plan. Dangereux. Peut-être même complètement aberrant. Mais je n’ai pas d’autre choix. Je demanderai de l’argent à Cizante. Nous le partagerons. Après, je crois que le mieux sera de nous séparer. Toi, Traz, je te conseille de retourner à Wyness : tu n’y vivras pas plus mal qu’ailleurs. Peut-être qu’Anacho en fera autant. Aucun de vous deux ne gagnerait quoi que ce soit à venir avec moi. En fait, je vous garantis même que vous auriez tout à y perdre.

Le regard d’Anacho se posa de l’autre côté de l’esplanade.

— Jusqu’à présent, tu t’es débrouillé pour survivre, même si c’est de façon précaire. Je suis curieux de savoir comment tu atteindras l’objectif que tu poursuis. Avec ta permission, je prendrai part à ton expédition, qui, j’en suis sûr, est loin d’être aussi désespérée que tu le prétends.

— J’ai l’intention de m’emparer d’un astronef wankh au port spatial d’Ao Hidis. Ou dans un autre si cela me paraît plus facile ailleurs.

Anacho leva les bras au ciel.

— C’est bien ce que je craignais !

Et l’Homme-Dirdir de soulever une bonne centaine d’objections que Reith ne prit même pas la peine de réfuter.

— C’est la pure vérité, laissa tomber le Terrien quand l’autre se fut tu. Je terminerai ma carrière au fond de quelque cachot wankh ou dans le ventre d’un molosse de la nuit. Je suis néanmoins prêt à tenter le coup. Cela dit, je vous conseille vivement à tous les deux de gagner les Îles des Nuages et de tâcher d’y mener une existence aussi paisible que possible.

Anacho eut un grognement méprisant.

— Bah ! pourquoi n’essaierais-tu pas d’accomplir un exploit raisonnable… exterminer les Pnume, par exemple, ou apprendre aux Chasch à chanter ?

— J’ai d’autres ambitions.

— Bien sûr, bien sûr… ta lointaine planète, berceau de l’Homme ! J’aurais envie de t’aider, ne serait-ce que pour démontrer ta folie.

— Moi, j’aimerais connaître ce monde, dit Traz. Je sais qu’il existe parce que j’ai vu de mes yeux le vaisseau sur lequel Adam Reith est arrivé.

Anacho dévisagea le jeune garçon en haussant les sourcils.

— Tu ne m’as jamais parlé de cela auparavant.

— Tu ne m’as jamais interrogé là-dessus.

— Comment pareille absurdité aurait-elle pu me venir à l’esprit ?

— Quand on qualifie les faits d’absurdité, on a souvent des surprises, répliqua Traz.

— Reith a en tout cas établi dans les relations cosmiques des catégories qui le distinguent à la fois des animaux et des sous-hommes.

Le Terrien intervint :

— Cela suffit ! Puisque vous paraissez avoir tous les deux des dispositions suicidaires, mettons toutes nos énergies au travail. Aujourd’hui, nous allons recueillir des informations. D’ailleurs, voici justement Helsse qui nous apporte des nouvelles importantes à en juger par sa mine.

Helsse s’approcha d’eux et les salua poliment.

— Comme vous l’imaginez sans doute, j’ai fait un long rapport au Seigneur Cizante, hier soir. Il vous conjure de faire une demande raisonnable qu’il sera heureux de satisfaire. Il nous conseille en outre de détruire les documents que nous avons trouvés sur l’espion et j’incline à être de son avis. Si vous êtes d’accord, il se montrera prêt à faire de plus larges concessions.

— Des concessions de quelle nature ?

— Il ne l’a pas précisé, mais je le soupçonne d’être disposé à envisager d’assouplir quelque peu le protocole afin que votre présence soit admise au Palais du Jade Bleu.

— Ces documents m’intéressent plus que le Seigneur Cizante. S’il veut me voir, il n’a qu’à venir à l’auberge.

Helsse exhala un gloussement sec.

— Cette réaction ne me surprend pas. Si vous voulez, je vous conduis à Ebron Sud. Là, nous trouverons un Lokhar.

— Il n’y a donc pas de Yao assez instruit pour lire le wankh ?

— Une telle science serait bien vaine !

— Sauf si l’on veut traduire un document !

Helsse eut un geste désinvolte.

— À cette étape du « rond », l’utilitarisme est une philosophie sans objet. C’est ainsi que vos arguments paraîtraient non seulement incompréhensibles mais même révoltants au Seigneur Cizante.

— Nous n’aurons jamais l’occasion de débattre la question, rétorqua Reith d’une voix égale.

Helsse était arrivé dans le plus galant des équipages : un carrosse bleu muni de six roues écarlates et orné à profusion de guirlandes dorées. À l’intérieur, c’était un luxueux salon aux lambris d’un vert tirant sur le gris ; le plancher était recouvert d’une moquette gris pâle et le plafond en arceau était tapissé de soie verte ; les sièges étaient confortablement rembourrés. Sur le côté, sous les vitres légèrement teintées de vert, des douceurs étaient disposées sur un buffet. Helsse fit monter ses hôtes avec une extrême courtoisie. Il portait un costume gris et vert pâle assorti au véhicule.

Quand tout le monde fut installé, il appuya sur un bouton : la porte se referma et le marchepied s’escamota.

— Si le Seigneur Cizante se gausse de l’utilitarisme en tant que doctrine, il ne méprise apparemment pas ses applications, fit remarquer Reith.

— Vous faites allusion à la commande de fermeture de la portière ? Il ne sait même pas qu’elle existe. Il y a toujours quelqu’un pour la manœuvrer. À l’instar de ses pairs, il ne touche les objets que par jeu ou pour son plaisir. Cela vous semble étrange ? Que voulez-vous ! Il vous faut accepter l’aristocratie Yao telle qu’elle est.

— De toute évidence, vous ne vous considérez pas vous-même comme un membre de l’aristocratie Yao.

Helsse se mit à rire.

— Peut-être aurait-il été plus séant d’émettre l’hypothèse que j’aime faire ce que je fais. (Il approcha ses lèvres d’un orifice grillagé et ordonna :) Au foirail d’Ebron Sud.

Le carrosse s’ébranla. Helsse servit des verres de sirop et offrit les amuse-gueule.

— Vous allez visiter le quartier commercial. La source de notre richesse, à dire vrai, bien que l’on considère qu’il est vulgaire de le dire.

— C’est bizarre, fit Anacho d’une voix rêveuse. Les Dirdir, même au niveau le plus élevé, ne sont jamais aussi poseurs.

— Ce n’est pas la même race, répondit Helsse. Sont-ils supérieurs ? Je n’en suis pas convaincu. En aucun cas les Wankh ne l’admettraient, à supposer qu’ils se donnent la peine d’étudier le problème.

Anacho haussa dédaigneusement les épaules mais ne répliqua point.

Le carrosse traversa un marché, puis s’enfonça à travers un faubourg constitué de petites maisons d’une extraordinaire diversité architecturale, avant de s’immobiliser devant un ensemble de tours de brique trapues. Helsse désigna du doigt un jardin où flânaient une douzaine d’hommes dont l’aspect était saisissant. Ils portaient des chemises et des pantalons blancs. Leur longue et abondante chevelure, également blanche, faisait un contraste frappant avec leur peau sombre et mate.

— Ce sont des Lokhars, dit Helsse. Ils viennent des plateaux septentrionaux du lac Falas, dans le Kislovan central. Ce sont des mécaniciens. Leur couleur est artificielle. Ils se décolorent les cheveux et se noircissent l’épiderme. D’après certains, c’est une coutume inaugurée par les Wankh il y a des milliers d’années. Ils les obligeaient à faire cela pour les différencier des Hommes-Wankh qui, naturellement, ont la peau blanche et les cheveux noirs. Toujours est-il qu’ils vont et viennent, vendant leurs services au meilleur prix car c’est un peuple extraordinairement âpre au gain. Après avoir travaillé dans les ateliers wankh, une partie d’entre eux ont émigré au pays de Cath. Quelques-uns de ces nouveaux venus connaissent vaguement la langue wankh et sont parfois capables de déchiffrer des documents. Vous voyez ce vieillard qui joue avec un enfant, là-bas ? Il est considéré comme un interprète expert. Il exigera une somme considérable et, pour l’empêcher de poser des conditions encore plus exorbitantes à l’avenir, je serai contraint de discuter son prix. Si vous avez la bonté d’attendre, je vais entamer tout de suite les négociations.

— Un instant ! fit Reith. Au niveau conscient, je n’ai pas le moindre doute sur votre intégrité mais je ne suis pas maître de mes soupçons instinctifs. J’aimerais assister à la transaction.

— À votre gré, dit gracieusement Helsse. Le chauffeur ira chercher notre gaillard.

Et l’aide de camp dit quelques mots dans l’orifice grillagé.

— S’ils se sont déjà entendus à l’avance, quoi de plus facile que d’endormir les soupçons d’un naïf, murmura Anacho.

Helsse hocha la tête d’un air sentencieux.

— Je crois pouvoir apaiser vos appréhensions.

Quelques minutes plus tard, le vieillard s’approcha du carrosse d’un pas nonchalant.

— Monte, s’il te plaît, lui ordonna Helsse.

L’autre glissa une tête surmontée d’une crinière blanche à l’intérieur.

— Mon temps est précieux. Que me voulez-vous ?

— Quelque chose qui te rapportera.

— Un bénéfice ? Ah ! Je peux tout au moins vous écouter.

Il monta dans la voiture et s’assit avec un grognement de bien-être. Immédiatement, une odeur de pommade, épicée et vaguement rance, envahit l’habitacle. Helsse se planta devant le Lokhar et, après avoir jeté un coup d’œil en coulisse à Reith, commença :

— Notre pacte est annulé. Les instructions que tu as reçues sont nulles et non avenues.

— Quel pacte ? Quelles instructions ? De quoi parlez-vous ? Vous me prenez certainement pour un autre. Je m’appelle Zarfo Detwiler.

Helsse balaya les protestations du Lokhar d’un geste désinvolte.

— C’est tout un ! Nous voudrions que tu nous traduises un document wankh qui indique l’emplacement d’un trésor. Si tu le traduis correctement, tu auras ta part du butin.

— Non ! Non ! Rien à faire, s’exclama Zarfo Detwiler en sabrant l’air de son doigt noir. Je toucherai avec joie ma part de butin mais, en plus, je veux cent sequins. Et l’assurance que vous ne me reprocherez rien si vous n’êtes pas satisfaits.

— Sur ce dernier point, d’accord. Mais cent sequins, peut-être pour rien ? C’est ridicule ! Tiens ! En voilà cinq. Et je t’autorise à te gorger jusqu’à plus soif de ces mets succulents et onéreux.

— N’importe comment, c’est ce que je compte faire. Ne suis-je pas votre hôte ? (Zarfo Detwiler se fourra dans la bouche une poignée de douceurs.) Si je me contentais de cinq malheureux sequins, vous me prendriez pour un imbécile. Il n’y a pas plus de trois personnes à Settra qui savent dans quel sens on lit un idéogramme wankh. Et je suis le seul à être capable d’en pénétrer le sens grâce aux trente années que j’ai passées à m’échiner dans les ateliers d’Ao Hidis.

Le marchandage continua. Finalement, Zarfo Detwiler accepta de se contenter de cinquante sequins et du dixième de l’éventuel butin. Helsse fit alors signe à Reith, qui sortit les papiers.

Le Lokhar les prit, plissa les paupières, fronça les sourcils et fourragea dans sa tignasse blanche. Il leva les yeux et commença sur un ton quelque peu ampoulé :

— Je vais vous éclairer gratis sur le mode de communication des Wankh. C’est un peuple particulier, absolument unique. Leur cerveau fonctionne par impulsions. Ils voient en impulsions, pensent en impulsions. Pour parler, ils s’expriment par des impulsions, des sonorités formées d’un grand nombre de vibrations qui concourent toutes à faire une phrase. Chaque idéogramme correspond à une harmonique, c’est-à-dire une unité de signification. Aussi, le déchiffrement du wankh est-il affaire de divination autant que de logique. Il faut traduire un idéogramme par un élément signifiant complet. Les Hommes-Wankh eux-mêmes hésitent parfois. Bon… Passons à votre document. Laissez-moi regarder. La première harmonique… hem ! Remarquez cette crête. Elle représente généralement une équivalence, une identité. Un carré ayant cet aspect, ombré à droite, peut vouloir dire « vérité » ou « perception vérifiée » ou « situation » ou, peut-être, « état actuel du cosmos ». Quant à ces signes… je ne sais pas. Ces hachures… ce doit être une personne qui parle. Comme elles sont en bas, l’accord est dans les graves. Il semblerait que… oui, ce petit crochet indique une volonté positive. Ces symboles… hem ! Ce sont des organisateurs qui précisent l’ordre et soulignent les autres éléments. Mais je ne les comprends pas. Je peux seulement deviner le sens global. Quelque chose comme : « Je tiens à signaler que les conditions sont « identiques » ou « inchangées ». Ou bien : « Une personne tient à spécifier que le cosmos est stable ». Quelque chose dans ce genre. Êtes-vous sûrs qu’il s’agit bien de renseignements concernant un trésor caché ?

— C’est ce que l’on nous a affirmé en nous vendant le document.

Zarfo tirailla sur son grand nez noir.

— Voyons voir. Le second symbole… Il y a des hachures et l’idéogramme est légèrement oblique, vous voyez ? Les hachures signifient « vision » et l’inclinaison « négation ». Les organisateurs m’échappent mais cela pourrait se traduire par « cécité » ou « invisibilité »…

Et Zarfo continua d’élucubrer ainsi ; il méditait longuement sur chaque idéogramme, en élucidait parfois un fragment de sens mais, le plus souvent, il s’avouait vaincu. Et il devenait de plus en plus nerveux.

— On vous a trompés, finit-il par dire. Je suis sûr et certain qu’il n’est question ni d’argent ni de trésor là-dedans. À mon avis, ce n’est rien de plus qu’un rapport commercial. Pour autant que je puisse l’approfondir, cela signifie à peu près ceci : « Je tiens à déclarer que les conditions sont les mêmes ». Ensuite, quelque chose à propos de désirs, d’espoirs ou de volontés particulières. « J’aurai bientôt une entrevue avec l’homme dominant, le chef de notre groupe ». Ensuite, je ne sais pas. « Le chef n’apporte rien d’utile », ou peut-être : « se tient à l’écart ». « Le chef change – ou se métamorphose lentement en ennemi ». Ou peut-être : « Le chef change lentement pour devenir semblable à l’ennemi ». Il s’agit d’une sorte de changement… je ne comprends pas. « Je demande un supplément financier ». Quelque chose concernant l’arrivée d’un nouveau venu ou d’un étranger « de la plus haute importance ». C’est à peu près tout.

Reith crut deviner à son attitude qu’Helsse se détendait de façon quasi imperceptible.

— Nous ne sommes guère plus avancés ! s’exclama impulsivement l’aide de camp. Enfin, tu as fait de ton mieux. Voici tes vingt sequins !

— Vingt sequins ! rugit Zarfo Detwiler. Nous étions tombés d’accord sur cinquante ! Comment parviendrai-je à me payer ma petite prairie si je me fais constamment escroquer ?

— Très bien ! Si tu as envie de jouer les pingres…

— Ah bon ! Je suis un pingre, maintenant ! La prochaine fois, vous pourrez lire vos messages vous-mêmes !

— Pour l’aide que tu m’as apportée, cela n’aurait pas été plus mal.

— Vous avez été dupés. Il n’est pas question de trésor.

— Apparemment. Eh bien au revoir. Et bonne journée !

Zarfo descendit du carrosse. Reith le suivit et se tourna vers Helsse :

— Je reste là. Je voudrais dire un ou deux mots à ce monsieur.

Helsse n’avait pas l’air content :

— Nous avons encore des choses à discuter. Il est nécessaire que vous donniez votre réponse au Seigneur Jade Bleu.

— Elle sera prête cet après-midi.

— Comme vous voudrez, fit l’aide de camp d’un air pincé.

Le carrosse s’éloigna, laissant Reith et le Lokhar dans la rue.

— Y a-t-il une auberge près d’ici ? s’enquit le Terrien. Nous pourrions bavarder en buvant une bouteille.

— Je suis un Lokhar, répondit dédaigneusement le vieil homme à la peau sombre. Et je ne me liquéfie pas le cerveau, pas plus que je ne vide mes poches en buvant. Pas avant midi, en tout cas. Mais si vous pouvez me payer une belle saucisse de Zam ou un morceau de fromage de tête, j’accepterai.

— Avec plaisir.

Zarfo conduisit Reith jusqu’à une boutique d’alimentation, puis les deux hommes s’installèrent à une table en terrasse avec leurs victuailles.

— Votre science du déchiffrement des idéogrammes me stupéfie, commença le Terrien. Où avez-vous appris à lire le wankh ?

— À Ao Hidis. J’y ai travaillé comme teinturier avec un vieux Lokhar qui était un vrai génie. Il m’a appris à reconnaître quelques harmoniques et m’a montré où les hachures épousaient l’intensité vibratoire, où la sonorité correspondait à la forme, où les différentes composantes de l’accord équivalaient à la texture et au dégradé. Une fois que l’oreille et l’œil sont en corrélation, les harmoniques et les idéogrammes sont simples et logiques. C’est la modulation qui est difficile. (Zarfo s’octroya une impressionnante bouchée de saucisse.) Inutile de dire que les Hommes-Wankh ne tiennent pas à ce que d’autres apprennent la langue. S’ils soupçonnent un Lokhar de l’étudier sérieusement, ils le renvoient. Oh ! Ce sont des rusés ! Ils s’accrochent à leur rôle d’intermédiaires entre les Wankh et les autres hommes, et ils gardent jalousement leur privilège. Oui, ils sont malins ! Leurs femmes sont étrangement belles. On dirait des perles noires, mais elles sont cruelles et indifférentes. Pas question de leur conter fleurette !

— Les Wankh payent-ils correctement ?

— Le moins possible… comme tout le monde. Mais nous sommes bien obligés de faire des concessions. Si les salaires augmentaient, ils nous réduiraient en esclavage. Ou bien ils formeraient des Noirs ou des Pourpres. Les deux, peut-être. Alors, nous perdrions nos emplois, voire notre liberté. Aussi, nous trimons sans trop nous plaindre et, une fois que nous avons un métier bien en main, nous tâchons de nous embaucher ailleurs, là où la paye est meilleure.

— Selon toute vraisemblance, fit Reith, Helsse, le Yao habillé en gris et en vert, voudra savoir de quoi nous avons parlé. Peut-être même te proposera-t-il de l’argent.

Zarfo mordit dans sa saucisse.

— S’il m’en donne suffisamment, je lui raconterai tout, bien entendu.

— Dans ce cas, nous ne parlerons que de choses frivoles, ce qui sera sans intérêt pour toi comme pour moi.

Le Lokhar mâchonna d’un air songeur.

— Qu’est-ce que ma discrétion pourrait me rapporter, selon vous ?

— Je me garderai bien d’énoncer un chiffre car tu t’empresserais de réclamer une somme supérieure à Helsse. Supérieure ou au moins égale après que je t’aurai payé.

Zarfo poussa un soupir. Il avait l’air offusqué.

— Vous avez une piètre opinion des Lokhars. Notre parole est sacrée. Lorsque nous avons passé un contrat, nous nous y tenons à la lettre.

Le marchandage se prolongea, plus ou moins cordial. Finalement, Zarfo accepta, moyennant vingt sequins, d’être aussi muet sur le contenu de la conversation que sur la cachette de son pécule. Reith régla la somme.

— Revenons un instant sur ce texte en wankh, fit alors le Terrien. Il y était question d’un « chef ». Existe-t-il quelque indice permettant de l’identifier ?

Les lèvres de Zarfo se pincèrent.

— Il y a une note grave indiquant un haut lignage et un honorifique signifiant quelque chose comme « une personne « de grande qualité » ou « à votre image » ou « de votre espèce ». C’est très difficile. En lisant cet idéogramme, un Wankh percevrait une harmonique porteuse d’une image visuelle intégrale avec tous ses détails essentiels. Il aurait une perception mentale de la personne en question mais, moi, je n’en discerne qu’une silhouette grossière. Je suis incapable de vous en dire davantage.

— Tu travailles à Settra ?

— Hélas ! À l’âge que j’ai et pauvre comme je suis… Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Mais j’approche de mon but. Dans quelque temps, je repartirai pour le pays lokhara. Je m’achèterai un bout de prairie à Smargash, je prendrai une jeune femme et je passerai mes journées devant ma cheminée dans un fauteuil confortable.

— As-tu travaillé aux constructions astronautiques d’Ao Hidis ?

— Oui. D’abord, j’étais affecté aux machines-outils. Ensuite j’ai été transféré aux ateliers spatiaux. Je réparais et installais les purificateurs d’air.

— Les mécaniciens lokhars doivent être très habiles ?

— Absolument !

— Y a-t-il parmi eux un personnel spécialisé… disons dans la pose des instruments de contrôle et des commandes ?

— Évidemment. C’est un travail hautement complexe.

— Quelques-uns de ces spécialistes ont-ils émigré à Settra ?

Zarfo jeta à Reith un coup d’œil qui jaugeait le Terrien.

— Quelle valeur ce renseignement a-t-il pour vous ?

— Mets un frein à ta cupidité : tu n’auras pas un sou de plus aujourd’hui. Mais je veux bien t’offrir une autre saucisse.

— On verra plus tard. Il y a à Smargash des dizaines, des centaines de mécaniciens qualifiés qui y ont pris leur retraite après avoir peiné toute leur existence.

— Serait-il possible de les persuader de participer à une expédition dangereuse ?

— Sans aucun doute, à condition que le péril soit limité et le profit élevé. Que vous proposez-vous de faire ?

Reith renonça à la prudence :

— Supposons que quelqu’un veuille s’emparer d’un astronef wankh et s’embarquer pour une destination non précisée : combien faudrait-il de ces techniciens et combien faudrait-il dépenser pour les embaucher ?

Au grand soulagement du Terrien, Zarfo n’écarquilla pas les yeux d’un air stupéfait et ne parut pas affolé. Il se contenta de mâchonner ce qui restait de sa saucisse. Il éructa et répondit enfin :

— Je présume que vous voulez savoir si un tel exploit me paraît faisable. C’est une question dont nous avons souvent discuté par manière de plaisanterie. Et il est de fait que les astronefs ne font pas l’objet d’une surveillance intensive. Oui, c’est faisable. Mais pourquoi avez-vous besoin d’un vaisseau de l’espace ? Je n’ai aucune envie de rendre visite aux Dirdir de Sibol ni de vérifier la théorie affirmant que l’espace est infini.

— Je ne peux pas dire un mot de la destination.

— Bon. Quelle somme proposez-vous ?

— Je n’y ai pas réfléchi. Mes plans ne sont pas aussi avancés. À ton avis, cela pourrait s’élever à combien en étant raisonnable ?

— Pour risquer sa vie et sa liberté ? Je ne bougerais pas le petit doigt à moins de cinquante mille sequins.

Reith se leva :

— Tu as tes vingt sequins et, moi, j’ai mon renseignement. J’espère que tu ne trahiras pas le secret.

— Allons… allons ! Pas si vite ! fit le Lokhar en se laissant aller contre le dossier de son siège. Après tout, je suis vieux et ma vie ne vaut pas tellement. Voyons… Trente mille ? Vingt mille ? Dix mille ?

— Nous en arrivons à des chiffres plus réalistes. De combien d’hommes aurons-nous besoin ?

— Quatre ou cinq, peut-être six. Le voyage que vous envisagez sera-t-il long ?

— Dès que nous serons dans l’espace, je révélerai notre destination. Ces dix mille sequins ne constituent qu’un premier versement. Ceux qui m’accompagneront reviendront avec des richesses dépassant tous leurs rêves.

Zarfo se leva à son tour.

— Quand comptez-vous partir ?

— Le plus rapidement possible. Encore une chose : Settra fourmille d’espions. Il importe de ne pas attirer l’attention.

Le Lokhar éclata d’un rire enroué.

— C’est pour cela, sans doute, que vous êtes venu dans un carrosse valant des milliers de sequins ! D’ailleurs, il y a quelqu’un qui nous surveille.

— Oui, j’ai remarqué. Mais ce personnage est trop voyant pour être un espion. Bon… quand et où aura lieu notre prochaine rencontre ?

— Demain, quand sonnera le mi-matin, dans la boutique d’Upas, le marchand d’épices du foirail. Assurez-vous que personne ne vous suit. Ce type, là-bas, est certainement un Assassin à en juger par son costume.

Au même instant, l’homme s’approcha d’eux :

— Etes-vous Adam Reith ?

— Oui.

— Je suis au regret de vous annoncer que la Compagnie Assassinat et Sécurité a accepté un contrat à votre nom – la Mort des Douze Touches. Je dois vous administrer la première inoculation. Auriez-vous l’obligeance de retrousser votre manche ? Je vais vous faire juste une petite piqûre avec cet aiguillon.

Reith recula.

— Il n’en est pas question !

— Disparais ! ordonna Zarfo Detwiler à l’Assassin. Vivant, cet homme représente dix mille sequins pour moi. Mort, il ne vaut plus rien.

Ignorant le Lokhar, l’autre reprit, s’adressant à Reith :

— Abstenez-vous, je vous en prie, d’afficher une attitude manquant de dignité car cela ne ferait que retarder les choses et serait pénible pour tout le monde. Si vous voulez bien…

— Va-t’en ! tonitrua Zarfo. Je t’ai averti, n’est-ce pas ?

Le Lokhar empoigna une chaise dont il frappa l’Assassin, qui roula à terre. Mais ce n’était pas encore assez : il s’empara de l’aiguillon et l’enfonça dans la fesse de sa victime à travers le pantalon de velours prune.

— Arrête ! gémit l’Assassin. C’est l’inoculation n°1 !

Sa trousse était ouverte. Zarfo s’empara d’une poignée d’aiguillons.

— Et allons-y pour les autres, de 2 à 12 ! s’exclama-t-il.

Maintenant l’homme en lui appuyant le pied sur la nuque, il lui larda le bas du dos en dépit des trémoussements de sa victime.

— Te voilà servi, coquin ! Veux-tu la série suivante, de 13 à 24 ?

— Non, non ! Lâche-moi ! À présent, je suis un homme mort !

— Si tel n’est pas le cas, c’est que tu n’es pas seulement un Assassin mais aussi un escroc.

Des passants s’étaient arrêtés pour regarder la scène. Une imposante matrone vêtue de soie rose se précipita.

— Mais qu’est-ce que vous faites à ce malheureux Assassin, espèce de méchant gredin plein de poils ! Il ne fait que son métier, le pauvre !

Zarfo se saisit du bordereau de commandes de l’Assassin et le parcourut.

— Oh ! Savez-vous que votre mari est le prochain de la liste ?

La femme, les yeux exorbités, se tourna vers l’Assassin, qui s’éloignait en vacillant sur ses jambes.

— C’est le moment de nous éclipser, murmura Reith.

De ruelle en ruelle, les deux hommes gagnèrent un petit appentis qu’une palissade de cannisses dissimulait aux regards.

— C’est une dépendance de la morgue, dit Zarfo. Ici, personne ne viendra nous déranger.

Reith s’avança et contempla avec circonspection les tables de pierre sur l’une desquelles gisait la carcasse d’un petit animal.

— Quel est votre ennemi ? s’enquit le Lokhar.

— Mes soupçons vont à un certain Dordolio, mais je n’ai pas de certitude.

Zarfo étudia le bordereau.

— Nous allons voir : « Adam Reith, Hostellerie des Voyageurs. Contrat n°2305, modèle 18, réglé à la commande. » La date est celle d’aujourd’hui et il y a une surtaxe d’urgence. C’est donc payé d’avance… Eh bien, on va essayer un stratagème. Venez chez moi.

Il pilota Reith vers l’une des tours en brique et les deux hommes passèrent sous la voûte en ogive. Un téléphone était posé sur une table. Zarfo décrocha.

— Passez-moi la Compagnie Assassinat et Sécurité.

Une voix grave retentit :

— À votre service.

— Je vous appelle au sujet du contrat n°2305, relatif à un dénommé Adam Reith. Je ne retrouve pas le devis et je voudrais vous régler.

— Un moment, monseigneur.

Bientôt, le correspondant reprit la ligne :

— Le contrat a été réglé d’avance, monseigneur. Son entrée en application est prévue pour ce matin.

— Réglé d’avance ? C’est impossible ! Je n’ai rien payé. À quel nom a été rédigé le reçu ?

— Au nom d’Helsse Izam. Et je suis certain qu’il n’y a pas d’erreur.

— Peut-être. J’en parlerai à l’intéressé.

— Nous vous sommes reconnaissants de vous être adressé à nous, monseigneur.

Le Wankh
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